Les Époux Arnolfini: tentative d'explication

Il y a deux interprétations de la peinture sur bois de Giovanni Arnolfini et sa femme par le peintre primitif flamand Jan van Eyck datant de 1434. La première soutiendrait qu’il s’agit d’un portait de mariage (Panofsky) où même d’un mariage morganatique (Schabaker). La deuxième va dans le sens que les figures représentées sont en fait le peintre lui-même et sa femme.
 Les Époux Arnolfini: tentative d'explication

Résumé:

L’étude présente propose une approche différente. S’appuyant sur l’artifice pictural qui domine le tableau (la mise en abyme) elle dévoile l’enjeu des connotations que le tableau présuppose. Jan Van Eyck s’est servi d’une symbolique qui elle-même indique la plurivalence et l’ouverture sur de nombreuses pistes d’interprétation, pourtant convergentes. Le portrait des Arnolfini ne peut être interprété uniformément et d’un bloc, non tenant compte de l’esprit de l’époque.  

Quant au décor de la toile, la chambre, tout suggère qu’il s’agit d’une pièce dans laquelle tout est soumis à la future accouchée. Dans ce contexte, la présupposition la plus vraisemblable serait que Costanza est morte post partum. La douleur sur le visage terrifié de Nicolao Arnolfini le confirme. La ligne de fuite qui raccourci l’espace du tableau, prolonge, grâce au miroir convexe, l’étendue narrative jusqu’à l’infini. Elle établit un point vers l’éternité, seule consolation de l’époux en deuil.

Van Eyck - Arnolfini Portrait.jpg

PARTIE I

 

 

Outre l’énigme du couple, la composition Arnolfini pose d’autres questions. A une distance de presque 600 ans toute tentative de clarification est d’emblée vouée à l’échec. Les secrets de la toile imposent des limites infranchissables à l’histoire d’art et à la connaissance générale : ignoramus et ignorabimus.

Aucune proposition dont l’objet serait l’analyse du tableau ne se justifie comme conforme à la vérité. Même l’identité des protagonistes paraît mise en doute. Le plus probablement la figure à gauche représente Giovanni di Nicolao Arnolfini et celle à droite, son épouse. Qui est la femme représentée ? S’agit-il de Costanza Trenta, nièce du pape ?[1] La date pourrait-elle servir de de repère ?  L'artiste a notamment laissé une crypto-signature sur la toile, soigneusement articulée en latin fleuri, « Jan van Eyck était ici en 1434 ». Cependant, la femme d’Arnolfini était décédée en 1433. Est-ce que Van Eyck a commencé le travail en 1433 alors que la femme du commanditaire était en vie ?  Est-elle décédée au moment où il l'a terminé, ou c'était un portrait posthume ?

L’hypothèse la plus probable est celle qui passe par le fait que l’objet représenté, au moyen des ressemblances analogiques, renvoie à une réalité voilée par l’enjeu des symboles. « En effet, le réalisme tant célébré de Van Eyck est toujours porteur des significations plus profondes » (Rynck, 2004, 33).[2]  Lorsqu’on considère l’œuvre d’après son intention initiale, on devrait noter l’indice qui observe la relation directe de contiguïté avec l’auteur, la signature. Elle est à la source de nombreuses interprétations. Quelques historiens d’art comme Louis Dimier (Dimier, 1932, 187-193)[3] et Pierre Michel Bertrand[4]  lui attribuent le potentiel de révéler l’intégrité de ce qu’exprime le portrait des Arnolfini. Ils y voient un lien direct avec la personne de l’artiste.

Pourtant, il n’y pas de raison d’exagérer l’importance d’une signature, lui attribuant trop de connotations, à l’intérieur d’un contexte qu’on connaît évidemment mal. En fait « Jan Van Eyck fuit hic » n’est qu’un autographe présentant la formule établie à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance.  Le nom et le prénom reliés par le prédicat au complément circonstanciel, en fonction de ce que celui qui a effectué la peinture communique le fait d’en être l’auteur, n’a rien de particulier.  Le seing destiné à authentifier l’identité du peintre s’apparente aux graffitis des pèlerins qui se rendaient au voyage vers un lieu saint ou un lieu de piété. Leur but atteint, ils gravèrent un parafe afin d’attester leur présence. Les inscriptions ont survécu au temps et on les retrouve sur les murailles des églises, sur leurs bancs ou près de leurs autels. « Van Eyck’s inscription is comparable to texts on walls in images from his period. (…) As Martin Robertson first observed, fuit hic (or rather, Hic fuit) was a common graffito of visitors to Giotto’s Arena chapel in Padua, which Van Eyck had likely seen « (Binstock, 2017, 121).[5]  

L’importance de la signature dans le portrait des Arnolfini ne devrait être amplifiée étant donné que dans l’œuvre de Van Eyck considérée de point de vue de l’ensemble son rôle est presque marginal. Ses tableaux contiennent les textes porteurs de sens explicites et surpassent en cela le syntagme cité.

Il y en est pour l’Autel de Gand : « Sur l'ensemble du retable de L'Agneau mystique figurent plusieurs textes en latin, issus de diverses sources religieuses. Jan van Eyck était un artiste lettré. Cet Agneau mystique proclame tout un programme théologique qui n'a pas dû être » lisible « d'emblée pour tous les croyants » (Rynck, 2004, 26).[6]  On cherchait les clefs qui pouvaient mener à une interprétation plausible, tâchant d’établir le rapport entre les signifiants picturaux et les extraits de Legenda Aurea, de l’Apocalypse, du Bréviaire latin et des livres liturgiques dont les citations accompagnent les panneaux encadrés du polyptyque. Toutefois le caractère énigmatique du symbolisme intégré dans l’œuvre échappait à l’explication.

Le portrait L'Homme au turban rouge[7] est lui-aussi accompagné de l’épigraphe. Le groupe des lettres de l’ancien grec AlC IXH XAN propose la paronomasie dont le sens reste ambigu. Il varie entre « Je fais ce que je peux » et « Je fais du mieux que je peux ». En plus, l’auteur propose volontiers un jeu de mot sur son nom. Il joue à la presque homophonie de « Ixh »[8] et son non « Eyck ».

Parmi les inscriptions figurant sur les toiles ou sur leurs cadres la plus simple est celle qui n’offre qu’une information sommaire sur le peintre. Il faudrait donc la comprendre de façon simple, c’est-à-dire sans lui conférer des sens particuliers que l’auteur n’a pas prévus. « Jan Van Eyck fuit hic » : « Jan Van Eyck fut ici » ou « Jan Van Eyck fut celui » se réfère simplement au fait que Jan Van Eyck était là afin de réaliser le tableau et que c’est lui (« fuit hic » - « fut celui-ci ») qui l’a fait. Giovanni Arnolfini et sa femme ne serait pas né si l’auteur du tableau n’était pas « là » (« hic », l’adverbe de lieu) ou s’il n’avait pas été celui (« hic », le pronom personnel) qui aurait effectué la peinture.

Toutefois, si on admet que l’inscription intégrée aux époux Arnolfini a une signification supplémentaire on est alors piégé par le dilemme typiquement cornélien. Quelle est donc cette nouvelle signification ?  Comment procéder à son décryptage puisque les épigraphes pour ce qui est de l’ensemble de l’œuvre de Van Eyck ne se comprennent pas unilatéralement ? En général, ils véhiculent soit des sens cachés soit des jeux de mots.

Vouloir trouver la clef de l’explication, liée à la signature, a mené à l’hypothèse de « réciprocité ». Elle se propose d’emboiter les éléments disposés sur la toile dans un ensemble qu’on ne peut correctement interpréter qu’à condition d’admettre l’identité du représentant et du représenté. C’est-à-dire que celui qui peint est en même instance celui qu’on peint (et son conjoint). Jan Van Eyck et sa femme Marguerite seraient eux-mêmes à la place des Arnolfini.  

L’hypothèse se confronte pourtant à une difficulté à peine surmontable. C’est que Jan Van Eyck serait né avant 1390, le plus probablement en 1370, l’année indiquée au verso du tableau Sainte Barbe à Museum voor schone kunsten à Ghent, puisque « This painting was to be seen by both sides ».[9] En fait, le revers mérite l’attention. Il y a une feuille imprimée collée à la surface, en couleur de porphyre où on lit en néerlandais : « Cette pièce à la mode, connu par la description de C. Van Noorden a été délivrée en 1769 lorsque son propriétaire était décédé ».[10] Au-dessous de cette feuille il y a un une autre feuille manuscrite contenant le texte suivant : « Johan Van Eyck est né à Maseyk[11] anno 1370 ».[12] Au moment où l’artiste signe l’œuvre il a le plus probablement 63 ans. Six ans après l’exécution du tableau Jan Van Eyck achève le portrait de sa femme Marguerite.[13] Si on compare Jan Van Eyck et Marguerite Van Eyck à Giovanni N. Arnolfini et à sa femme, on constate qu’entre les visages des Eyck d’un cȏté et des Arnolfini de l’autre il y a la différence d’une génération au moins. Giovanni N. Arnolfini et sa femme sont au début de la vie adulte, donc dans la vingtaine[14], tandis que les Eyck s’approchent de la cinquantaine.[15] Cela ne pourrait s’expliquer que par le fait que Jan Van Eyck a portraituré le couple mais il n’est pas représenté sur le tableau.  

Une preuve supplémentaire pourrait être fournie par la toile L'Homme au turban rouge,[16] qui est présupposé être un autoportrait. Il a été créé en 1436. Si on considère l’hypothèse de l'autoportrait comme crédible, elle offre un indice en faveur de la thèse que Jan Van Eyck n'est pas dépeint dans le portrait de la famille Arnolfini. Entre 1433 et 1436, dans l’espace de trois ans, il y a notamment trop peu de temps pour vieillir si ostensiblement.

Encore, le peintre recevait comme artiste méritoire la rente de la ville de Lille,[17]  garantie par son mécène : « Later he became a court painter to Philip the Good, Duke of Burgundy until he moved to Bruges in 1429, where he lived until his death. He was highly regarded by the Duke of Burgundy and undertook several diplomatic visits abroad ».[18] Pourtant, les autorités de la ville voulaient réduire ce revenu ou l’annuler, à plusieurs reprises. En conséquence le peintre se trouvait plusieurs fois en situation de détresse.

De point de vue professionnel, Jan Van Eyck appartenait à la catégorie des artisans (qualifiés dans l’emploi du pinceau). Ils utilisaient ses outils à des fins sacrées ou décoratives, peignant souvent les coffres utilisés pour stocker des biens meublés. La position de Van Eyck se trouvait au niveau initial dans la hiérarchie de la cour : « « Pour cause de l’excellent ouvrage de son métier qu’il a fait, » Jan Van Eyck was invited to join the staff of Philip the Good, Duke of Burgundy, as « varlet de chambre » in 1425 » (Seidel, 1993, 1).  Ce qui pire est, il était peu rémunéré pour son travail : « In fact, according to the numerous chronicles, account books and diplomatic records that have survived from Philip’s court, painting in the fine art sense in which we think of the word, was scarcely what court artists were paid to do » (Ibidem). Ses revenus même s’ils arrivaient régulièrement, étaient donc peu comparables aux ceux de riches marchands qui servent tout le monde et n’attendent personne, comme les Arnolfini. En plus, si le Jan Van Eyck était celui-ci dont le portrait serait tracé sur le tableau, il aurait suggéré son identité, c’est-à-dire fait quelques signes témoignant de son métier. Au moins, il aurait pu signaler sur le cadre du tableau, des détails supplémentaires comme il faisait souvent. Pourtant, il n’y en a pas une trace : aucun des objets soigneusement choisis qu’on voit au portrait du jeune couple[19] n’a de rapport à la profession du peintre ou de l’artisan.

Le portrait de Giovanni N. et de sa femme rappelle l’étalage de la richesse plus que surprenante. Cela s’avère plus vrai lorsqu’on prend pour points de repère les éléments délimitant l'œuvre dans le sens vertical et horizontal, à savoir le lustre et le miroir en verre bombé. On peut croire qu’ils ont été expressément disposés de la façon à capter immédiatement l’œil du spectateur. Le but en était de témoigner de l’affiliation sociale du commanditaire. Le lustre notamment est l’objet que seuls ceux qui vivaient dans l’opulence pouvaient se permettre : » Gothic chandeliers were high status luxury objects often found in private interiors.  It was presumably made in Dinant which was the foremost centre for metalwork at the time «.[20] 

De même, le miroir circulaire au 15e siècle représentait l’unique forme du miroir. D’ailleurs ces objets furent évidemment rares et dispendieux : « C’est un objet de luxe ».[21] On constate le pareil pour ce qui est d’autres éléments exhibés dans le portrait. Les tapis persans, particulièrement brodés sont encore de nos jours en dehors de la portée des gens représentatifs d’une population. Le lit à baldaquin et les meubles associés servent à prouver le même. Le verre coloré par lequel les encadrements des fenêtres étaient vitrés ne se voyait qu’aux maisons des aisés. Les oranges - ou abricots sur le coffre au-dessous de la fenêtre sont dépeints pour la même raison. Dans un pays du Nord au 15e siècle se les procurer entraînait de considérables dépenses.[22]

Les vêtements exposés au tableau ont fait l'objet d'une analyse détaillée à plusieurs reprises. En termes de la texture, de l’origine du matériau et de la couture les costumes de la grande toilette que portent les époux Arnolfini témoignent de leur rang social. Jan Van Eyck en tant que peintre et artisan ne pouvait pas se permettre un tel style de vie.

Un argument supplémentaire en faveur de la thèse que le peintre et la figure de son objet ne font pas une seule et indivisible entité est fourni par le rejet de l’idée que les cerises aient été prélevés sur place, c’est-à-dire lors de la mise en œuvre du tableau. Cette présupposition pourrait en particulier corroborer une autre hypothèse de son genre, notamment que le portrait célébrerait la naissance de son premier fils qui serait né en juin, au temps quand le fruit mûrit.[23] Voici le texte qu’on dispute : « A la fin juin 1434, à l’époque de l’année ou est probablement censé se dérouler la scène, Marguerite van Eyck met au monde un petit Iohannes. On conclut très logiquement que l’enfant est né vers la fin du mois de juin 1434. (…) A travers la fenêtre on aperçoit un arbre : il y a des cerises dans l’arbre. Et quelle est l’époque des cerises ? – fin du mois du juin ».[24]

Pourtant, ce ne serait admissible qu’avec difficulté. L’arbre de la cour n’a pas de portée significative et ne prouve rien. Il aurait pu être saisi simultanément au moment de la genèse du tableau, il est vrai. Il est plus probable cependant que c’est un simple fruit de l’imagination. Les toiles de Van Eyck montrent d’ailleurs avec une obstination rare pour l’époque de nombreuses plantes parmi lesquelles il y a toutes sortes d’arbres, d’arbustes fruitiers et d’arbrisseaux. Ils sont exécutés en détail très fin. A ne voir que L'Adoration de l'agneau mystique, l’exemple splendide de l’art de miniature. La richesse de l’univers végétal qui y est exposée ne pouvait être faite in situ puisque : « L'ensemble du polyptique a exigé des années de travail «.[25] Les scènes de la nature ont dû être reproduites par la mémoire que dirigeait l’intuition.[26] Etant donné la volonté de restituer l’univers du naturel dans les détails miniaturés le peintre mettait les mois à parfaire une toile. Il devait par conséquent faire confiance aux réminiscences.

 

MARIAGE

 

Si ce n’est l’artiste à exécuter l’autoportrait qui est l’homme au tableau ? Qui est la femme et quel est le sens de l’ensemble ? Consultant la bibliographie exhaustive sur le sujet on risque toutefois de s’égarer puisqu’il y a des contradictions même dans les sources réputées fiables. C'est surtout le cas de Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait. (Panofsky, 1934)[27] Il y a là des thèses qui sont à la base des interprétations modernes : « What we can say with certainty is that this article’s appearance at that moment forever fixed the context within which the work would be received. It provides us as well with invaluable clues to the moment of its production » (Seidel, 1993, 219).

Les idées comprises dans le texte de Panofsky ont subsisté pendant 60 ans, de 1934 jusqu’à 1994. Elles étaient contredites par la découverte que Jeanne Cename et Giovanni de Arrigo Arnolfini ont été mariés en 1447, six ans après la mort du peintre : « Whilst Panofsky refers in his text simply to a ‘Giovanni Arnolfini,’ the name was shared by two members of the family, both of whom lived in Bruges when van Eyck was active : Giovanni de Arrigo Arnolfini – who was married to Jeanne de Cename and who Panofsky believes are the couple depicted – and his cousin, Giovanni di Nicolao Arnolfini. The discovery of another inventory would be his undoing; ducal accounts confirmed that the former Arnolfini cousin and Jeanne were not wed until 1447, 13 years after the ‘matrimonial’ artwork was completed ».[28]

Une autre difficulté est représentée par le « symbolisme déguisé », la formule ambitieuse en ce qu’elle se propose d’expliquer le tableau à la perspective d’une seule interprétation possible. En conséquence, les images représentées corroboreraient, via « symbolisme déguisé » la thèse de « pictorial marriage certificate ».[29] Si invraisemblable que cela paraisse, Giovanni Arnolfini et sa femme ne serait qu’un acte de procédure légaliste, un « certificat » où le peintre serait présent en fonction du témoin.

La proposition du « mariage » repose sur l’enjeu des emblèmes « initiatiques ». Ainsi, une seule bougie allumée sur le candélabre à sept branches symboliserait la bougie nuptiale, appropriée pour un serment qu’on va prêter.  Ce serait donc une sorte du cierge nuptial. Celui-ci serait en même temps l’allusion à la sagesse omnisciente de Dieu. Les oranges sur l’armoire près de la fenêtre symboliseraient le paradis ; les socques enlevés évoqueraient la présence de la terre sacrée, par l’analogie avec Moïse qui a ôté sa sandale en présence du buisson ardent. Le chien incarnerait la foi conjugale …

Pourtant, ces images sont difficiles à être interprété unilatéralement : si on s’ingénie, toutefois, à les mettre dans un réseau on entre au domaine de l’arbitraire. En plus on met en suspens l’idée même du « symbolisme déguisé » puisqu’il n’y a plus rien qui soit inexplicable à voir inexpliqué. Le symbolisme cesse alors d’être « déguisé » ; il se dissout en contradiction.

Il y a des arguments qu’avance le texte de Panofsky qui sont antinomiques à tel point qu’ils méritent l’attention. Parmi les idées les plus invraisemblables il y a notamment celle que lorsqu’on conclut le sacrement du mariage on ne peut le faire qu’en ôtant les chaussures. C’est de l’aberrant : il n’y a pas de mariage qui se soit fait ou qui se fasse les pieds nus. Giovanni Nicolao a enlevé ses socques afin d’être plus proche de Costanza qui a fait la même chose. Ils sont à leur maison. C’est le signe de la présence et de l’intimité, pour l’instant puisque l’idylle n’est que trop éphémère. 

À la rigueur, on pourrait de même voir dans l’acte d’enlever les sabots une réminiscence biblique. Le retrait de la sandale ou du soulier était chez les Hébreux le gage d’un contrat : « Autrefois en Israël, pour valider une affaire quelconque relative à un rachat ou à un échange, l'un ôtait son soulier et le donnait à l'autre : cela servait de témoignage en Israël » (Ruth 4, 7-8). Mais les exégètes ne disent nulle part que ce soit un contrat de mariage. En plus, les sandales devraient être pris par la main afin que le geste sanctionne le contrat d’échange. Mettre le pied sur un champ ou y jeter sa sandale, s’est indiquer qu’on en prend possession. Cette métonymie, le pars pro toto est un symbole du droit de propriété. On est donc loin du domaine des rapports entre un homme et une femme qui sont conjoints : de l’émotion est des sentiments de tendresse.

Pourtant, le symbolisme le plus généralement admis quant aux chaussures ôtées pourrait mener au centre de ce qu’on propose comme l’explication du sujet renfermant tant d’énigmes. À l’occident le soulier ou la sandale aurait une signification funèbre : « Un mourant est en train de partir. Son soulier près de lui indique qu’il n’est plus en état de marcher, il révèle la mort. Mais telle n’est pas sa seule signification. Il symbolise le voyage, dans la direction de l’autre monde, mais aussi dans toutes les autres directions » (Chevalier, Gheerbrant, 1982, 902). Les socques et les sandales enlevées font penser à un départ imminent et nous remettes dans le contexte qu’on a plusieurs fois évoqué, celui d’un portrait posthume. Les chaussures enlevées connotent la présence de la mort et la sensibilité des deux êtres qui s’aiment et s’expriment de l’intimité en enlevant les sandales tout en sachant que le geste est le signe indélébile de la séparation. C’est le message universel.

Les hypothèses du mariage et du peintre comme témoin ne s’arrêtent pas là. Elles vont encore plus loin se confrontant davantage aux apagogies, dans le sens originaire du terme. C’est que les mariages civils notamment n’existent que depuis 1792 en ce qui concerne la France : en Hollande on ne pouvait se marier de la sorte qu’après 1850. Tous les mariages avant cette année se faisaient devant quelqu’un qui a reçu le sacrement de l’ordre de la religion catholique. Un mariage conclu autrement aurait été déclaré non valable. Il n’aurait pas même pu être annulé parce qu’il aurait été considéré comme « non avenu ». Le code du mariage qui était à la rigueur en 1434 avait été mis au point à Latran, en 1215.

Le IVe concile de Latran a canonisé le rite qui existait depuis longtemps et existe encore aujourd’hui.[30] La tradition de la liturgie du mariage voulait que cela soit l’un des sacrements, à cȏté des autres (l’eucharistie, e. g.). « Le mariage au temps médiéval ne pouvait se faire sans Dieu, c’est-à-dire sans présence de son « vicaire », prêtre ou évêque ».[31] Le cérémonial consistait et consiste encore aujourd’hui en ce que les futurs mariés, en premier lieu, échangent leur consentement. Le prêtre l’accepte et enveloppe les mains droites jointes des deux avec une étole, en forme de croix, puis place lui-même sa main droite sur les mains jointes et prononce les mots qu’on pourrait résumer en phrase : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne sépare pas ». Le consentement du mariage est ensuite matérialisé par la signature des deux époux sur un registre paroissial. Le mariage est un sacrement accomplit que par la main droite. Les mains sont liées par l’étole qui est l’insigne de la prêtrise et dont l’emploi est sacré depuis le 7e siècle. Il est évident qu’aucun des éléments évoqués en haut n’apparaît sur le tableau de Giovanni Arnolfini et sa femme. C’est un fait qui n’est pas passé inaperçu : « Arnolfini tient sa main droite levée dans un geste de serment, de bénédiction. Certains ont vu en cela la représentation de la cérémonie du mariage. On sait aujourd’hui que cette interprétation est remise en cause puisque cette scène ne reflète pas du tout les rites du mariage de l’époque même si les symboles de l’amour sont nombreux ». [32]

L’idée que le portrait présente la scène du mariage paraît donc irrecevable : il n’y a simplement pas de preuves. En plus, Filip le Bon fit observer strictement les prescriptions concernant l’union conjugale. Ainsi : « Philip the Good in 1434, the year of Van Eyck’s painting, threatened to bar from ecclesiastical blessing all marriages between minors without their guardians’ consent, so that “the appearance of the couple at Mass or before the church portal was therefore tantamount to a public declaration ».[33] À remettre la norme prévoyant l’âge requis pour conclure l’alliance dans le contexte historique on voit qu’elle fut mise en valeur au Concile du Latran où on imposa l’âge minimal des époux afin d’éviter le mariage des enfants, notamment des filles. Filip le Bon étant le mécène de Jan Van Eyck, il serait difficile d’imaginer que l’artiste ait peint une « scène de mariage » qui aurait été ostensiblement en dehors des normes qui définissaient l’union des conjoints sur laquelle veillaient les autorités du pays, notamment le protecteur du peintre.

Si le code du mariage en 1434 prévoyait la signature de deux époux dans un feuillet paroissial il n’en était pas ainsi au sujet du témoin. Ce n’est que le Concile de Trente en 1563 qui institue que le mariage doit être célébré devant un prêtre et des témoins. La signature « Jan Van Eyck fuit hic » qui devrait avoir « the same importance and implied the same legal consequences as an ‘affidavit’ deposed by a witness at a modern registrar’s office ».[34] a donc un sens qui n’est pas relatif à la présupposition citée. On rappelle que la signification de « la célèbre inscription en latin particulièrement complexe à traduire »[35] est au contraire simple et facile en ce qui concerne son explication : elle indique soit que le peintre était là pour exécuter le tableau soit que c’est lui qui l’a effectué. Jan Van Eyck ne pouvait pas être présent comme témoin du mariage puisqu’une telle fonction n’existe que depuis 1563.

Ce n’est pas le seul obstacle. Il y en a encore un, celui qui concerne la composition du tableau. Si Jan Van Eyck avait voulu peindre une scène de mariage il aurait dû insister sur la réunion des mains droites des conjoints. Cela l’aurait conduit à changer profondément l’arrangement des figures. Celles-ci ne peuvent regarder en face des spectateurs que si elle se tiennent par les mains de façon que la main droite de l’un serre la main gauche de l’autre et inversement. Dans la position de « dextrarum iunctio » les figures devraient être tournée latéralement vers le public ce qui rendrait impossible la construction en abyme. L’espace entre les corps de Giovanni Arnolfini et sa femme disparaîtrait et le miroir ne pourrait pas refléter l’arrière-plan caché.

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » (Descartes, 1824, 121). La phrase inaugurale du Discours de la Méthode[36] introduit l’ensemble des règles permettant l’apprentissage d’une science ou d’une technique, fondées sur la vérité. À la liste de la littérature consacrée au sujet du tableau figure l’article De Matrimonio ad Morganaticum contracto :  Jan Van Eyck’s Arnolfini portrait reconsidered (Schabaker, 1972)[37] qui invite à être lui-même « reconsidéré » à l’aune de la maxime cartésienne. Schabaker propose que ce soit un mariage morganatique. Pourtant : « Mariage morganatique n’était pas reconnu par le droit français » (Montjouvent, 1998, 11).[38] En autre, si on admet que Philippe le Bon, duc de la Bourgogne, le pays qui en 1434 comprenait la Flandre, n’était pas officiellement lié à la monarchie des Bourbons, il était toutefois français. D’ailleurs, l’union morganatique est l’union qui se conclue entre un souverain et une personne qui lui est inférieure en ce qui concerne le rang. Les Arnolfini n’étant pas dynastes ne pouvaient pas se marier de cette façon. De plus : si on admettait l’hypothèse plus qu’improbable que le tableau ait mémorisé une séance du mariage morganatique, la raison lui-même trouverait une telle idée fausse. L’union de la sorte n’équivalait au mariage chrétien qu’on concluait à l’époque. Elle tendait à rabaisser un des partenaires engagés dans l’alliance. L’objection logique qui se pose alors est pourquoi faire de considérables dépenses afin de commémorer un événement qui n’a pas de grande importance pour l’un des époux et qui présente au moins une défaveur pour l’autre. Quel serait le motif éventuel d’une telle entreprise ? Étant donné que l’épouse est nièce d’un pape. La question est rhétorique.

 

 

 

Boštjan Marko Turk, l’Université de Ljubljana, Slovénie

L’auteur dédie l’article à la mémoire d’Ante Glibota, vice-président de l’Académie européenne des sciences, des arts et des lettres

 

 


[1] Giovanni di Nicolao épousa Costanza Trenta, lorsqu’elle avait treize ans, en 1426. Elle allait mourir avant le 26 février 1433 quand elle a été mentionnée par sa mère en tant que décédée.

D’après Koster (2003,9, 11) la peinture de Van Eyck représentait un portrait commémoratif de feu Costanza, qui aurait vécu jusqu'à l'âge de vingt ans au début de 1433.

 

[2] Patrick de Rynck, » La Vierge au chanoine Van der Paele «, in Le Sens caché de la peinture, Ludion, Gand-Amsterdam, 2004, p. 30.

[3] Louis Dimier, « Le Portrait méconnu de Jean van Eyck », in La Revue de l'art, 61 (Apr. 1932), pp. 187-193.

[4] Pierre-Michel Bertrand, L’Art en bouteille - Les Epoux Arnolfini, l’énigme résolue. Youtube 18 octobre 2019. Cf : https://www.youtube.com/watch?v=PlIVwmmfpgE, consulté le 28 décembre 2020.

[5] Benjamin Binstock, « Why was Jan Van Eyck here ? »  in Venezia arti, vol 26, décembre 2017, p. 121.

[6] Patrick de Rynck, » Les Textes peints «, in Le Sens caché de la peinture, Ludion, Gand-Amsterdam, 2004, p. 26.

[7] Cf. : https://fr.wikié pedia.org/wiki/L%27Homme_au_turban_rouge, consulté le 28 mai 2020. 

[8] En néerlandais : « ich », « Je ».

[9] Till-Holger Borchert, The Stay at Home museum – Episode 1: Jan van Eyck. Cf: https://www.youtube.com/watch?v=1IZxr6eGJqk, consulté le 16 juin 2020.

 

[10] Ibidem.

[11] Id est : Maaseik.

[12] Ibidem.

[13]Cf : https://www.pinterest.com/pin/43417583894806311/, consulté le 28 mai 2020.

 

[14] Giovanni paraît être ainé de sa femme.

[15] Ils ont quarante-cinq ans au minimum.

[16] Cf : https://www.pinterest.com/pin/576742296003428428/, consulté le 18 juin 2020.

[17] Cela à partir de 1325.

[18] Cf : https://www.pinterest.com/pin/361625045082032800/, consulté le 18 juin 2020.

[19] Il y va de même pour l'inscription sur la bordure du tableau.

[20] Cf : https://www.exvoid.com/arnolfini-s-chandelier, consulté le 28 mai 2020.

[21] Catherine Jordy, « Le respect de l’interprétation. », Le Portique [En ligne], 11 | 2003, mis en ligne le 15 décembre 2005, consulté le 20 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/leportique/554

 

[22] Etant donné l'hypothèse la plus probable, i. e. que les fruits étaient les objets régulièrement présents chez les Arnolfini comme d’ailleurs d’autres éléments qu'on voit sur le tableau.

[23] Cf : Pierre-Michel Bertrand, Le Portrait de Van Eyck, Hermann, Paris, 1997.


 

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REKLAMA

Les Époux Arnolfini: tentative d'explication

Il y a deux interprétations de la peinture sur bois de Giovanni Arnolfini et sa femme par le peintre primitif flamand Jan van Eyck datant de 1434. La première soutiendrait qu’il s’agit d’un portait de mariage (Panofsky) où même d’un mariage morganatique (Schabaker). La deuxième va dans le sens que les figures représentées sont en fait le peintre lui-même et sa femme.
 Les Époux Arnolfini: tentative d'explication

Résumé:

L’étude présente propose une approche différente. S’appuyant sur l’artifice pictural qui domine le tableau (la mise en abyme) elle dévoile l’enjeu des connotations que le tableau présuppose. Jan Van Eyck s’est servi d’une symbolique qui elle-même indique la plurivalence et l’ouverture sur de nombreuses pistes d’interprétation, pourtant convergentes. Le portrait des Arnolfini ne peut être interprété uniformément et d’un bloc, non tenant compte de l’esprit de l’époque.  

Quant au décor de la toile, la chambre, tout suggère qu’il s’agit d’une pièce dans laquelle tout est soumis à la future accouchée. Dans ce contexte, la présupposition la plus vraisemblable serait que Costanza est morte post partum. La douleur sur le visage terrifié de Nicolao Arnolfini le confirme. La ligne de fuite qui raccourci l’espace du tableau, prolonge, grâce au miroir convexe, l’étendue narrative jusqu’à l’infini. Elle établit un point vers l’éternité, seule consolation de l’époux en deuil.

Van Eyck - Arnolfini Portrait.jpg

PARTIE I

 

 

Outre l’énigme du couple, la composition Arnolfini pose d’autres questions. A une distance de presque 600 ans toute tentative de clarification est d’emblée vouée à l’échec. Les secrets de la toile imposent des limites infranchissables à l’histoire d’art et à la connaissance générale : ignoramus et ignorabimus.

Aucune proposition dont l’objet serait l’analyse du tableau ne se justifie comme conforme à la vérité. Même l’identité des protagonistes paraît mise en doute. Le plus probablement la figure à gauche représente Giovanni di Nicolao Arnolfini et celle à droite, son épouse. Qui est la femme représentée ? S’agit-il de Costanza Trenta, nièce du pape ?[1] La date pourrait-elle servir de de repère ?  L'artiste a notamment laissé une crypto-signature sur la toile, soigneusement articulée en latin fleuri, « Jan van Eyck était ici en 1434 ». Cependant, la femme d’Arnolfini était décédée en 1433. Est-ce que Van Eyck a commencé le travail en 1433 alors que la femme du commanditaire était en vie ?  Est-elle décédée au moment où il l'a terminé, ou c'était un portrait posthume ?

L’hypothèse la plus probable est celle qui passe par le fait que l’objet représenté, au moyen des ressemblances analogiques, renvoie à une réalité voilée par l’enjeu des symboles. « En effet, le réalisme tant célébré de Van Eyck est toujours porteur des significations plus profondes » (Rynck, 2004, 33).[2]  Lorsqu’on considère l’œuvre d’après son intention initiale, on devrait noter l’indice qui observe la relation directe de contiguïté avec l’auteur, la signature. Elle est à la source de nombreuses interprétations. Quelques historiens d’art comme Louis Dimier (Dimier, 1932, 187-193)[3] et Pierre Michel Bertrand[4]  lui attribuent le potentiel de révéler l’intégrité de ce qu’exprime le portrait des Arnolfini. Ils y voient un lien direct avec la personne de l’artiste.

Pourtant, il n’y pas de raison d’exagérer l’importance d’une signature, lui attribuant trop de connotations, à l’intérieur d’un contexte qu’on connaît évidemment mal. En fait « Jan Van Eyck fuit hic » n’est qu’un autographe présentant la formule établie à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance.  Le nom et le prénom reliés par le prédicat au complément circonstanciel, en fonction de ce que celui qui a effectué la peinture communique le fait d’en être l’auteur, n’a rien de particulier.  Le seing destiné à authentifier l’identité du peintre s’apparente aux graffitis des pèlerins qui se rendaient au voyage vers un lieu saint ou un lieu de piété. Leur but atteint, ils gravèrent un parafe afin d’attester leur présence. Les inscriptions ont survécu au temps et on les retrouve sur les murailles des églises, sur leurs bancs ou près de leurs autels. « Van Eyck’s inscription is comparable to texts on walls in images from his period. (…) As Martin Robertson first observed, fuit hic (or rather, Hic fuit) was a common graffito of visitors to Giotto’s Arena chapel in Padua, which Van Eyck had likely seen « (Binstock, 2017, 121).[5]  

L’importance de la signature dans le portrait des Arnolfini ne devrait être amplifiée étant donné que dans l’œuvre de Van Eyck considérée de point de vue de l’ensemble son rôle est presque marginal. Ses tableaux contiennent les textes porteurs de sens explicites et surpassent en cela le syntagme cité.

Il y en est pour l’Autel de Gand : « Sur l'ensemble du retable de L'Agneau mystique figurent plusieurs textes en latin, issus de diverses sources religieuses. Jan van Eyck était un artiste lettré. Cet Agneau mystique proclame tout un programme théologique qui n'a pas dû être » lisible « d'emblée pour tous les croyants » (Rynck, 2004, 26).[6]  On cherchait les clefs qui pouvaient mener à une interprétation plausible, tâchant d’établir le rapport entre les signifiants picturaux et les extraits de Legenda Aurea, de l’Apocalypse, du Bréviaire latin et des livres liturgiques dont les citations accompagnent les panneaux encadrés du polyptyque. Toutefois le caractère énigmatique du symbolisme intégré dans l’œuvre échappait à l’explication.

Le portrait L'Homme au turban rouge[7] est lui-aussi accompagné de l’épigraphe. Le groupe des lettres de l’ancien grec AlC IXH XAN propose la paronomasie dont le sens reste ambigu. Il varie entre « Je fais ce que je peux » et « Je fais du mieux que je peux ». En plus, l’auteur propose volontiers un jeu de mot sur son nom. Il joue à la presque homophonie de « Ixh »[8] et son non « Eyck ».

Parmi les inscriptions figurant sur les toiles ou sur leurs cadres la plus simple est celle qui n’offre qu’une information sommaire sur le peintre. Il faudrait donc la comprendre de façon simple, c’est-à-dire sans lui conférer des sens particuliers que l’auteur n’a pas prévus. « Jan Van Eyck fuit hic » : « Jan Van Eyck fut ici » ou « Jan Van Eyck fut celui » se réfère simplement au fait que Jan Van Eyck était là afin de réaliser le tableau et que c’est lui (« fuit hic » - « fut celui-ci ») qui l’a fait. Giovanni Arnolfini et sa femme ne serait pas né si l’auteur du tableau n’était pas « là » (« hic », l’adverbe de lieu) ou s’il n’avait pas été celui (« hic », le pronom personnel) qui aurait effectué la peinture.

Toutefois, si on admet que l’inscription intégrée aux époux Arnolfini a une signification supplémentaire on est alors piégé par le dilemme typiquement cornélien. Quelle est donc cette nouvelle signification ?  Comment procéder à son décryptage puisque les épigraphes pour ce qui est de l’ensemble de l’œuvre de Van Eyck ne se comprennent pas unilatéralement ? En général, ils véhiculent soit des sens cachés soit des jeux de mots.

Vouloir trouver la clef de l’explication, liée à la signature, a mené à l’hypothèse de « réciprocité ». Elle se propose d’emboiter les éléments disposés sur la toile dans un ensemble qu’on ne peut correctement interpréter qu’à condition d’admettre l’identité du représentant et du représenté. C’est-à-dire que celui qui peint est en même instance celui qu’on peint (et son conjoint). Jan Van Eyck et sa femme Marguerite seraient eux-mêmes à la place des Arnolfini.  

L’hypothèse se confronte pourtant à une difficulté à peine surmontable. C’est que Jan Van Eyck serait né avant 1390, le plus probablement en 1370, l’année indiquée au verso du tableau Sainte Barbe à Museum voor schone kunsten à Ghent, puisque « This painting was to be seen by both sides ».[9] En fait, le revers mérite l’attention. Il y a une feuille imprimée collée à la surface, en couleur de porphyre où on lit en néerlandais : « Cette pièce à la mode, connu par la description de C. Van Noorden a été délivrée en 1769 lorsque son propriétaire était décédé ».[10] Au-dessous de cette feuille il y a un une autre feuille manuscrite contenant le texte suivant : « Johan Van Eyck est né à Maseyk[11] anno 1370 ».[12] Au moment où l’artiste signe l’œuvre il a le plus probablement 63 ans. Six ans après l’exécution du tableau Jan Van Eyck achève le portrait de sa femme Marguerite.[13] Si on compare Jan Van Eyck et Marguerite Van Eyck à Giovanni N. Arnolfini et à sa femme, on constate qu’entre les visages des Eyck d’un cȏté et des Arnolfini de l’autre il y a la différence d’une génération au moins. Giovanni N. Arnolfini et sa femme sont au début de la vie adulte, donc dans la vingtaine[14], tandis que les Eyck s’approchent de la cinquantaine.[15] Cela ne pourrait s’expliquer que par le fait que Jan Van Eyck a portraituré le couple mais il n’est pas représenté sur le tableau.  

Une preuve supplémentaire pourrait être fournie par la toile L'Homme au turban rouge,[16] qui est présupposé être un autoportrait. Il a été créé en 1436. Si on considère l’hypothèse de l'autoportrait comme crédible, elle offre un indice en faveur de la thèse que Jan Van Eyck n'est pas dépeint dans le portrait de la famille Arnolfini. Entre 1433 et 1436, dans l’espace de trois ans, il y a notamment trop peu de temps pour vieillir si ostensiblement.

Encore, le peintre recevait comme artiste méritoire la rente de la ville de Lille,[17]  garantie par son mécène : « Later he became a court painter to Philip the Good, Duke of Burgundy until he moved to Bruges in 1429, where he lived until his death. He was highly regarded by the Duke of Burgundy and undertook several diplomatic visits abroad ».[18] Pourtant, les autorités de la ville voulaient réduire ce revenu ou l’annuler, à plusieurs reprises. En conséquence le peintre se trouvait plusieurs fois en situation de détresse.

De point de vue professionnel, Jan Van Eyck appartenait à la catégorie des artisans (qualifiés dans l’emploi du pinceau). Ils utilisaient ses outils à des fins sacrées ou décoratives, peignant souvent les coffres utilisés pour stocker des biens meublés. La position de Van Eyck se trouvait au niveau initial dans la hiérarchie de la cour : « « Pour cause de l’excellent ouvrage de son métier qu’il a fait, » Jan Van Eyck was invited to join the staff of Philip the Good, Duke of Burgundy, as « varlet de chambre » in 1425 » (Seidel, 1993, 1).  Ce qui pire est, il était peu rémunéré pour son travail : « In fact, according to the numerous chronicles, account books and diplomatic records that have survived from Philip’s court, painting in the fine art sense in which we think of the word, was scarcely what court artists were paid to do » (Ibidem). Ses revenus même s’ils arrivaient régulièrement, étaient donc peu comparables aux ceux de riches marchands qui servent tout le monde et n’attendent personne, comme les Arnolfini. En plus, si le Jan Van Eyck était celui-ci dont le portrait serait tracé sur le tableau, il aurait suggéré son identité, c’est-à-dire fait quelques signes témoignant de son métier. Au moins, il aurait pu signaler sur le cadre du tableau, des détails supplémentaires comme il faisait souvent. Pourtant, il n’y en a pas une trace : aucun des objets soigneusement choisis qu’on voit au portrait du jeune couple[19] n’a de rapport à la profession du peintre ou de l’artisan.

Le portrait de Giovanni N. et de sa femme rappelle l’étalage de la richesse plus que surprenante. Cela s’avère plus vrai lorsqu’on prend pour points de repère les éléments délimitant l'œuvre dans le sens vertical et horizontal, à savoir le lustre et le miroir en verre bombé. On peut croire qu’ils ont été expressément disposés de la façon à capter immédiatement l’œil du spectateur. Le but en était de témoigner de l’affiliation sociale du commanditaire. Le lustre notamment est l’objet que seuls ceux qui vivaient dans l’opulence pouvaient se permettre : » Gothic chandeliers were high status luxury objects often found in private interiors.  It was presumably made in Dinant which was the foremost centre for metalwork at the time «.[20] 

De même, le miroir circulaire au 15e siècle représentait l’unique forme du miroir. D’ailleurs ces objets furent évidemment rares et dispendieux : « C’est un objet de luxe ».[21] On constate le pareil pour ce qui est d’autres éléments exhibés dans le portrait. Les tapis persans, particulièrement brodés sont encore de nos jours en dehors de la portée des gens représentatifs d’une population. Le lit à baldaquin et les meubles associés servent à prouver le même. Le verre coloré par lequel les encadrements des fenêtres étaient vitrés ne se voyait qu’aux maisons des aisés. Les oranges - ou abricots sur le coffre au-dessous de la fenêtre sont dépeints pour la même raison. Dans un pays du Nord au 15e siècle se les procurer entraînait de considérables dépenses.[22]

Les vêtements exposés au tableau ont fait l'objet d'une analyse détaillée à plusieurs reprises. En termes de la texture, de l’origine du matériau et de la couture les costumes de la grande toilette que portent les époux Arnolfini témoignent de leur rang social. Jan Van Eyck en tant que peintre et artisan ne pouvait pas se permettre un tel style de vie.

Un argument supplémentaire en faveur de la thèse que le peintre et la figure de son objet ne font pas une seule et indivisible entité est fourni par le rejet de l’idée que les cerises aient été prélevés sur place, c’est-à-dire lors de la mise en œuvre du tableau. Cette présupposition pourrait en particulier corroborer une autre hypothèse de son genre, notamment que le portrait célébrerait la naissance de son premier fils qui serait né en juin, au temps quand le fruit mûrit.[23] Voici le texte qu’on dispute : « A la fin juin 1434, à l’époque de l’année ou est probablement censé se dérouler la scène, Marguerite van Eyck met au monde un petit Iohannes. On conclut très logiquement que l’enfant est né vers la fin du mois de juin 1434. (…) A travers la fenêtre on aperçoit un arbre : il y a des cerises dans l’arbre. Et quelle est l’époque des cerises ? – fin du mois du juin ».[24]

Pourtant, ce ne serait admissible qu’avec difficulté. L’arbre de la cour n’a pas de portée significative et ne prouve rien. Il aurait pu être saisi simultanément au moment de la genèse du tableau, il est vrai. Il est plus probable cependant que c’est un simple fruit de l’imagination. Les toiles de Van Eyck montrent d’ailleurs avec une obstination rare pour l’époque de nombreuses plantes parmi lesquelles il y a toutes sortes d’arbres, d’arbustes fruitiers et d’arbrisseaux. Ils sont exécutés en détail très fin. A ne voir que L'Adoration de l'agneau mystique, l’exemple splendide de l’art de miniature. La richesse de l’univers végétal qui y est exposée ne pouvait être faite in situ puisque : « L'ensemble du polyptique a exigé des années de travail «.[25] Les scènes de la nature ont dû être reproduites par la mémoire que dirigeait l’intuition.[26] Etant donné la volonté de restituer l’univers du naturel dans les détails miniaturés le peintre mettait les mois à parfaire une toile. Il devait par conséquent faire confiance aux réminiscences.

 

MARIAGE

 

Si ce n’est l’artiste à exécuter l’autoportrait qui est l’homme au tableau ? Qui est la femme et quel est le sens de l’ensemble ? Consultant la bibliographie exhaustive sur le sujet on risque toutefois de s’égarer puisqu’il y a des contradictions même dans les sources réputées fiables. C'est surtout le cas de Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait. (Panofsky, 1934)[27] Il y a là des thèses qui sont à la base des interprétations modernes : « What we can say with certainty is that this article’s appearance at that moment forever fixed the context within which the work would be received. It provides us as well with invaluable clues to the moment of its production » (Seidel, 1993, 219).

Les idées comprises dans le texte de Panofsky ont subsisté pendant 60 ans, de 1934 jusqu’à 1994. Elles étaient contredites par la découverte que Jeanne Cename et Giovanni de Arrigo Arnolfini ont été mariés en 1447, six ans après la mort du peintre : « Whilst Panofsky refers in his text simply to a ‘Giovanni Arnolfini,’ the name was shared by two members of the family, both of whom lived in Bruges when van Eyck was active : Giovanni de Arrigo Arnolfini – who was married to Jeanne de Cename and who Panofsky believes are the couple depicted – and his cousin, Giovanni di Nicolao Arnolfini. The discovery of another inventory would be his undoing; ducal accounts confirmed that the former Arnolfini cousin and Jeanne were not wed until 1447, 13 years after the ‘matrimonial’ artwork was completed ».[28]

Une autre difficulté est représentée par le « symbolisme déguisé », la formule ambitieuse en ce qu’elle se propose d’expliquer le tableau à la perspective d’une seule interprétation possible. En conséquence, les images représentées corroboreraient, via « symbolisme déguisé » la thèse de « pictorial marriage certificate ».[29] Si invraisemblable que cela paraisse, Giovanni Arnolfini et sa femme ne serait qu’un acte de procédure légaliste, un « certificat » où le peintre serait présent en fonction du témoin.

La proposition du « mariage » repose sur l’enjeu des emblèmes « initiatiques ». Ainsi, une seule bougie allumée sur le candélabre à sept branches symboliserait la bougie nuptiale, appropriée pour un serment qu’on va prêter.  Ce serait donc une sorte du cierge nuptial. Celui-ci serait en même temps l’allusion à la sagesse omnisciente de Dieu. Les oranges sur l’armoire près de la fenêtre symboliseraient le paradis ; les socques enlevés évoqueraient la présence de la terre sacrée, par l’analogie avec Moïse qui a ôté sa sandale en présence du buisson ardent. Le chien incarnerait la foi conjugale …

Pourtant, ces images sont difficiles à être interprété unilatéralement : si on s’ingénie, toutefois, à les mettre dans un réseau on entre au domaine de l’arbitraire. En plus on met en suspens l’idée même du « symbolisme déguisé » puisqu’il n’y a plus rien qui soit inexplicable à voir inexpliqué. Le symbolisme cesse alors d’être « déguisé » ; il se dissout en contradiction.

Il y a des arguments qu’avance le texte de Panofsky qui sont antinomiques à tel point qu’ils méritent l’attention. Parmi les idées les plus invraisemblables il y a notamment celle que lorsqu’on conclut le sacrement du mariage on ne peut le faire qu’en ôtant les chaussures. C’est de l’aberrant : il n’y a pas de mariage qui se soit fait ou qui se fasse les pieds nus. Giovanni Nicolao a enlevé ses socques afin d’être plus proche de Costanza qui a fait la même chose. Ils sont à leur maison. C’est le signe de la présence et de l’intimité, pour l’instant puisque l’idylle n’est que trop éphémère. 

À la rigueur, on pourrait de même voir dans l’acte d’enlever les sabots une réminiscence biblique. Le retrait de la sandale ou du soulier était chez les Hébreux le gage d’un contrat : « Autrefois en Israël, pour valider une affaire quelconque relative à un rachat ou à un échange, l'un ôtait son soulier et le donnait à l'autre : cela servait de témoignage en Israël » (Ruth 4, 7-8). Mais les exégètes ne disent nulle part que ce soit un contrat de mariage. En plus, les sandales devraient être pris par la main afin que le geste sanctionne le contrat d’échange. Mettre le pied sur un champ ou y jeter sa sandale, s’est indiquer qu’on en prend possession. Cette métonymie, le pars pro toto est un symbole du droit de propriété. On est donc loin du domaine des rapports entre un homme et une femme qui sont conjoints : de l’émotion est des sentiments de tendresse.

Pourtant, le symbolisme le plus généralement admis quant aux chaussures ôtées pourrait mener au centre de ce qu’on propose comme l’explication du sujet renfermant tant d’énigmes. À l’occident le soulier ou la sandale aurait une signification funèbre : « Un mourant est en train de partir. Son soulier près de lui indique qu’il n’est plus en état de marcher, il révèle la mort. Mais telle n’est pas sa seule signification. Il symbolise le voyage, dans la direction de l’autre monde, mais aussi dans toutes les autres directions » (Chevalier, Gheerbrant, 1982, 902). Les socques et les sandales enlevées font penser à un départ imminent et nous remettes dans le contexte qu’on a plusieurs fois évoqué, celui d’un portrait posthume. Les chaussures enlevées connotent la présence de la mort et la sensibilité des deux êtres qui s’aiment et s’expriment de l’intimité en enlevant les sandales tout en sachant que le geste est le signe indélébile de la séparation. C’est le message universel.

Les hypothèses du mariage et du peintre comme témoin ne s’arrêtent pas là. Elles vont encore plus loin se confrontant davantage aux apagogies, dans le sens originaire du terme. C’est que les mariages civils notamment n’existent que depuis 1792 en ce qui concerne la France : en Hollande on ne pouvait se marier de la sorte qu’après 1850. Tous les mariages avant cette année se faisaient devant quelqu’un qui a reçu le sacrement de l’ordre de la religion catholique. Un mariage conclu autrement aurait été déclaré non valable. Il n’aurait pas même pu être annulé parce qu’il aurait été considéré comme « non avenu ». Le code du mariage qui était à la rigueur en 1434 avait été mis au point à Latran, en 1215.

Le IVe concile de Latran a canonisé le rite qui existait depuis longtemps et existe encore aujourd’hui.[30] La tradition de la liturgie du mariage voulait que cela soit l’un des sacrements, à cȏté des autres (l’eucharistie, e. g.). « Le mariage au temps médiéval ne pouvait se faire sans Dieu, c’est-à-dire sans présence de son « vicaire », prêtre ou évêque ».[31] Le cérémonial consistait et consiste encore aujourd’hui en ce que les futurs mariés, en premier lieu, échangent leur consentement. Le prêtre l’accepte et enveloppe les mains droites jointes des deux avec une étole, en forme de croix, puis place lui-même sa main droite sur les mains jointes et prononce les mots qu’on pourrait résumer en phrase : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne sépare pas ». Le consentement du mariage est ensuite matérialisé par la signature des deux époux sur un registre paroissial. Le mariage est un sacrement accomplit que par la main droite. Les mains sont liées par l’étole qui est l’insigne de la prêtrise et dont l’emploi est sacré depuis le 7e siècle. Il est évident qu’aucun des éléments évoqués en haut n’apparaît sur le tableau de Giovanni Arnolfini et sa femme. C’est un fait qui n’est pas passé inaperçu : « Arnolfini tient sa main droite levée dans un geste de serment, de bénédiction. Certains ont vu en cela la représentation de la cérémonie du mariage. On sait aujourd’hui que cette interprétation est remise en cause puisque cette scène ne reflète pas du tout les rites du mariage de l’époque même si les symboles de l’amour sont nombreux ». [32]

L’idée que le portrait présente la scène du mariage paraît donc irrecevable : il n’y a simplement pas de preuves. En plus, Filip le Bon fit observer strictement les prescriptions concernant l’union conjugale. Ainsi : « Philip the Good in 1434, the year of Van Eyck’s painting, threatened to bar from ecclesiastical blessing all marriages between minors without their guardians’ consent, so that “the appearance of the couple at Mass or before the church portal was therefore tantamount to a public declaration ».[33] À remettre la norme prévoyant l’âge requis pour conclure l’alliance dans le contexte historique on voit qu’elle fut mise en valeur au Concile du Latran où on imposa l’âge minimal des époux afin d’éviter le mariage des enfants, notamment des filles. Filip le Bon étant le mécène de Jan Van Eyck, il serait difficile d’imaginer que l’artiste ait peint une « scène de mariage » qui aurait été ostensiblement en dehors des normes qui définissaient l’union des conjoints sur laquelle veillaient les autorités du pays, notamment le protecteur du peintre.

Si le code du mariage en 1434 prévoyait la signature de deux époux dans un feuillet paroissial il n’en était pas ainsi au sujet du témoin. Ce n’est que le Concile de Trente en 1563 qui institue que le mariage doit être célébré devant un prêtre et des témoins. La signature « Jan Van Eyck fuit hic » qui devrait avoir « the same importance and implied the same legal consequences as an ‘affidavit’ deposed by a witness at a modern registrar’s office ».[34] a donc un sens qui n’est pas relatif à la présupposition citée. On rappelle que la signification de « la célèbre inscription en latin particulièrement complexe à traduire »[35] est au contraire simple et facile en ce qui concerne son explication : elle indique soit que le peintre était là pour exécuter le tableau soit que c’est lui qui l’a effectué. Jan Van Eyck ne pouvait pas être présent comme témoin du mariage puisqu’une telle fonction n’existe que depuis 1563.

Ce n’est pas le seul obstacle. Il y en a encore un, celui qui concerne la composition du tableau. Si Jan Van Eyck avait voulu peindre une scène de mariage il aurait dû insister sur la réunion des mains droites des conjoints. Cela l’aurait conduit à changer profondément l’arrangement des figures. Celles-ci ne peuvent regarder en face des spectateurs que si elle se tiennent par les mains de façon que la main droite de l’un serre la main gauche de l’autre et inversement. Dans la position de « dextrarum iunctio » les figures devraient être tournée latéralement vers le public ce qui rendrait impossible la construction en abyme. L’espace entre les corps de Giovanni Arnolfini et sa femme disparaîtrait et le miroir ne pourrait pas refléter l’arrière-plan caché.

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » (Descartes, 1824, 121). La phrase inaugurale du Discours de la Méthode[36] introduit l’ensemble des règles permettant l’apprentissage d’une science ou d’une technique, fondées sur la vérité. À la liste de la littérature consacrée au sujet du tableau figure l’article De Matrimonio ad Morganaticum contracto :  Jan Van Eyck’s Arnolfini portrait reconsidered (Schabaker, 1972)[37] qui invite à être lui-même « reconsidéré » à l’aune de la maxime cartésienne. Schabaker propose que ce soit un mariage morganatique. Pourtant : « Mariage morganatique n’était pas reconnu par le droit français » (Montjouvent, 1998, 11).[38] En autre, si on admet que Philippe le Bon, duc de la Bourgogne, le pays qui en 1434 comprenait la Flandre, n’était pas officiellement lié à la monarchie des Bourbons, il était toutefois français. D’ailleurs, l’union morganatique est l’union qui se conclue entre un souverain et une personne qui lui est inférieure en ce qui concerne le rang. Les Arnolfini n’étant pas dynastes ne pouvaient pas se marier de cette façon. De plus : si on admettait l’hypothèse plus qu’improbable que le tableau ait mémorisé une séance du mariage morganatique, la raison lui-même trouverait une telle idée fausse. L’union de la sorte n’équivalait au mariage chrétien qu’on concluait à l’époque. Elle tendait à rabaisser un des partenaires engagés dans l’alliance. L’objection logique qui se pose alors est pourquoi faire de considérables dépenses afin de commémorer un événement qui n’a pas de grande importance pour l’un des époux et qui présente au moins une défaveur pour l’autre. Quel serait le motif éventuel d’une telle entreprise ? Étant donné que l’épouse est nièce d’un pape. La question est rhétorique.

 

 

 

Boštjan Marko Turk, l’Université de Ljubljana, Slovénie

L’auteur dédie l’article à la mémoire d’Ante Glibota, vice-président de l’Académie européenne des sciences, des arts et des lettres

 

 


[1] Giovanni di Nicolao épousa Costanza Trenta, lorsqu’elle avait treize ans, en 1426. Elle allait mourir avant le 26 février 1433 quand elle a été mentionnée par sa mère en tant que décédée.

D’après Koster (2003,9, 11) la peinture de Van Eyck représentait un portrait commémoratif de feu Costanza, qui aurait vécu jusqu'à l'âge de vingt ans au début de 1433.

 

[2] Patrick de Rynck, » La Vierge au chanoine Van der Paele «, in Le Sens caché de la peinture, Ludion, Gand-Amsterdam, 2004, p. 30.

[3] Louis Dimier, « Le Portrait méconnu de Jean van Eyck », in La Revue de l'art, 61 (Apr. 1932), pp. 187-193.

[4] Pierre-Michel Bertrand, L’Art en bouteille - Les Epoux Arnolfini, l’énigme résolue. Youtube 18 octobre 2019. Cf : https://www.youtube.com/watch?v=PlIVwmmfpgE, consulté le 28 décembre 2020.

[5] Benjamin Binstock, « Why was Jan Van Eyck here ? »  in Venezia arti, vol 26, décembre 2017, p. 121.

[6] Patrick de Rynck, » Les Textes peints «, in Le Sens caché de la peinture, Ludion, Gand-Amsterdam, 2004, p. 26.

[7] Cf. : https://fr.wikié pedia.org/wiki/L%27Homme_au_turban_rouge, consulté le 28 mai 2020. 

[8] En néerlandais : « ich », « Je ».

[9] Till-Holger Borchert, The Stay at Home museum – Episode 1: Jan van Eyck. Cf: https://www.youtube.com/watch?v=1IZxr6eGJqk, consulté le 16 juin 2020.

 

[10] Ibidem.

[11] Id est : Maaseik.

[12] Ibidem.

[13]Cf : https://www.pinterest.com/pin/43417583894806311/, consulté le 28 mai 2020.

 

[14] Giovanni paraît être ainé de sa femme.

[15] Ils ont quarante-cinq ans au minimum.

[16] Cf : https://www.pinterest.com/pin/576742296003428428/, consulté le 18 juin 2020.

[17] Cela à partir de 1325.

[18] Cf : https://www.pinterest.com/pin/361625045082032800/, consulté le 18 juin 2020.

[19] Il y va de même pour l'inscription sur la bordure du tableau.

[20] Cf : https://www.exvoid.com/arnolfini-s-chandelier, consulté le 28 mai 2020.

[21] Catherine Jordy, « Le respect de l’interprétation. », Le Portique [En ligne], 11 | 2003, mis en ligne le 15 décembre 2005, consulté le 20 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/leportique/554

 

[22] Etant donné l'hypothèse la plus probable, i. e. que les fruits étaient les objets régulièrement présents chez les Arnolfini comme d’ailleurs d’autres éléments qu'on voit sur le tableau.

[23] Cf : Pierre-Michel Bertrand, Le Portrait de Van Eyck, Hermann, Paris, 1997.



 

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